En novembre 2001, lors d'une perquisition, des enquêteurs suisses découvrent le "Projet", une ambitieuse stratégie destinée à établir le règne de Dieu sur toute la terre.
Sylvain Besson - jeudi 6 octobre 2005 - © Le Temps, 2005
Est-il possible que le développement de l'islamisme dans le monde
depuis vingt ans soit, au moins en partie, le produit d'une stratégie
occulte, d'un plan délibéré de conquête du pouvoir?
C'est la question politiquement incorrecte que pose l'étonnante
découverte faite par des policiers suisses et italiens durant une
perquisition menée près de Lugano, en novembre 2001.
Dans la villa de Youssef Nada, un banquier égyptien que les
autorités américaines accusent d'avoir soutenu le terrorisme,
les enquêteurs saisissent alors un document étonnant, demeuré
secret depuis presque deux décennies: le "Projet", texte stratégique
dont l'ambition suprême est d'établir le règne de Dieu
partout dans le monde.
L'enquête criminelle ouverte contre Youssef Nada, qui dirigeait
la banque islamique Al-Taqwa de Lugano depuis sa création en 1988,
a été classée en mai dernier. Mais le financier arabe,
qui a démenti tout lien avec le terrorisme, a reconnu avoir été
durant des années l'un des principaux dirigeants de la branche internationale
des Frères musulmans, l'un des plus importants groupes islamistes
contemporains. Fondée en Egypte en 1928, l'organisation des Frères
musulmans a donné naissance à un vaste "Mouvement islamique"
inspiré par ses idées, qui représente aujourd'hui
la principale force se réclamant de l'islamisme dans le monde.
Le Projet est un texte de 14 pages, daté de décembre
1982, qui s'ouvre par le passage suivant: "Ce rapport présente une
vision globale d'une stratégie internationale pour la politique
islamique. Selon ses lignes directrices, et en accord avec elles, les politiques
islamiques locales sont élaborées dans les différentes
régions".
Le document préconise d'étudier les centres de pouvoir
locaux et mondiaux, et les possibilités de les placer sous influence,
d'entrer en contact avec tout nouveau mouvement engagé dans le djihad
où qu'il soit sur la planète, de créer des cellules
du djihad en Palestine» et de «nourrir le sentiment de rancœur
à l'égard des juifs. Tout cela dans le but de coordonner
le travail islamique dans une seule direction pour [...] consacrer le pouvoir
de Dieu sur terre.
Les enquêteurs suisses qui ont étudié le dossier
Al-Taqwa ont consacré plusieurs analyses au Projet et à ce
qu'il représente. Un document confidentiel de la "Task Force" antiterroriste
mise sur pied après les attentats du 11 septembre 2001 évoque
ainsi un texte fondamental pour comprendre les buts à long terme
des Frères [musulmans]: Intitulé Le Projet, ce document décrit
par le menu la stratégie envisagée pour assurer une prise
d'influence grandissante de la Confrérie sur le monde musulman.
Il y est stipulé que les [Frères musulmans] ne doivent pas
agir au nom de la Confrérie mais s'infiltrer dans les organismes
existants. Ils ne peuvent ainsi être repérés puis neutralisés.
Un second rapport des enquêteurs suisses affirme que le Projet,
et les autres documents découverts chez Youssef Nada, confirment
le rôle joué par les Frères musulmans à la fois
dans l'inspiration et dans le soutien, direct ou indirect, à l'islam
radical dans le monde entier.
Dans cette optique, le Projet a pu jouer un rôle dans la création
par les Frères musulmans et leurs héritiers d'un réseau
d'institutions religieuses, éducatives et caritatives en Europe
et aux Etats-Unis. Le Projet préconise en effet de construire des
institutions sociales, économiques, scientifiques et médicales,
et pénétrer le domaine des services sociaux pour être
en contact avec le peuple. Dans ce but, il faut étudier les environnements
politiques divers et les probabilités de réussite dans chaque
pays. Un responsable occidental qui l'a étudié décrit
le Projet comme une idéologie totalitaire d'infiltration qui représente,
à terme, le plus grand danger pour les sociétés européennes.
Le Projet, ce sera un danger dans dix ans, dit-il, on va voir émerger
en Europe la revendication d'un système parallèle, la création
de parlements musulmans, ce qui existe déjà en Grande-Bretagne...
Commencera alors la lente destruction de nos institutions, de nos structures.
Pour ce fonctionnaire, qui a demandé à ne pas être
cité nommément, le Projet n'est pas un simple texte de réflexion,
mais une "feuille de route" dont certains éléments ont été
mis en œuvre dans le monde réel: il préfigure notamment le
début de la guérilla contre Israël dans les territoires
palestiniens occupés, et le soutien apporté ces dernières
années par les Frères musulmans à divers groupes islamistes
armés, de la Bosnie aux Philippines.
La découverte du Projet soulève aussi beaucoup de questions
qui, pour l'heure, demeurent sans réponse. L'identité de
son auteur, par exemple, reste inconnue. Youssef Nada, le gardien du Projet
durant près de vingt ans, a simplement dit aux enquêteurs
suisses qu'il n'a pas écrit ce texte. Approché à de
multiples reprises par Le Temps, il a fini par expliquer que le document
a été rédigé par des chercheurs islamiques
mais qu'il ne représente pas une position officielle des Frères
musulmans. Je ne suis d'accord qu'avec 15 ou 20% de ce texte, affirme-t-il.
Pourquoi, dans ce cas, l'avoir conservé chez lui? Je ne sais pas.
J'aurais dû le jeter.
L'importance du Projet tient autant à son histoire, et celle
des hommes qui l'environnent, qu'à son contenu. Ses origines intellectuelles
remontent aux années 1960, lorsque le théoricien en che»
des Frères musulmans, Saïd Ramadan (1), trouve refuge à
Genève. En septembre 1964, son journal El Mouslimoun publie un texte
appelant à lancer une guerre idéologique contre l'Occident.
Il s'agissait alors de répondre à la création de l'Etat
d'Israël, considérée par les islamistes comme un élément
d'un vaste complot contre la religion musulmane et ses fidèles.
C'est pourquoi nous sommes convaincus que ce plan idéologique élaboré
doit être contré par un plan idéologique tout aussi
élaboré, et qu'il faut répondre à ses attaques
idéologiques, à sa guerre idéologique, par une guerre
idéologique.
L'article fait explicitement référence au "Protocole
des Sages de Sion", un document fabriqué par la police tsariste
et qui décrit une conspiration juive pour dominer le monde. Bien
qu'il s'agisse d'un faux, ce texte antisémite continue d'être
pris au sérieux dans les milieux islamistes.
En août dernier, le Wall Street Journal révélait
que le "Protocole" a été cité durant une récente
séance du Conseil européen des fatwas et de la recherche
(CEFR), un organisme destiné à conseiller les musulmans d'Europe
dans leur vie quotidienne. Selon un participant à la réunion,
le Protocole démontre l'existence d'un complot juif destiné
à détruire les valeurs morales des familles musulmanes. On
comprend qu'animés de telles idées, les islamistes aient
voulu réagir en développant leur propre Projet.
Le maître à penser du Conseil des fatwas, Yousouf al-Qaradawi,
était l'un des principaux actionnaires de la banque Al-Taqwa de
Lugano. Il est sans doute le prédicateur islamiste le plus populaire
d'Europe et du monde arabe, et certaines de ses idées s'inscrivent
dans la droite ligne du Projet. Ainsi, dans un texte publié en 1990,
il proposait de développer la présence du Mouvement islamique
au sein des «groupes du djihad», afin d'éliminer toutes
les influences étrangères des terres d'islam, du Maroc à
l'Indonésie. Malgré ces ressemblances idéologiques
évidentes, et les liens historiques de grands penseurs des Frères
musulmans avec ce document, l'histoire récente de l'islamisme ne
se résume pas au seul Projet. Et l'expansion de l'islam en Occident
au cours des dernières décennies n'a été planifiée
par personne: elle résulte de l'installation progressive d'immigrés
musulmans en Europe et aux Etats-Unis. Mais les héritiers des Frères
musulmans ont su profiter de cette évolution pour ouvrir un nouvel
espace à leur action et à leurs idées. Leur objectif
déclaré a toujours été de «protéger»
les communautés musulmanes, selon l'_expression du cheikh Qaradawi,
du«tourbillon des idées matérialistes qui prévalent
à l'Ouest. Loin de ce discours convenu, le Projet offre un témoignage
important de ce que peuvent être les arrière-pensées
et les objectifs cachés du Mouvement islamique, au moment où
ce dernier tente de renforcer son emprise sur les communautés musulmanes
d'Occident. Le "Projet" est publié pour la première fois
dans le livre de Sylvain Besson, "La conquête de l'Occident", qui
sera disponible en librairie dès le 7 octobre.
(1) père de Tareq Ramadan, devenu le conseiller de Tony Blair,
pour les affaires musulmanes et gendre de Hassan el Banna, créateur
de l'organisation des Frères Musulmans en Bgypte